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2. LA COULEUR PAGANI

 

 

Mais la faim est une chanson triste qu'il importe de ne pas réciter en long playing. Aprés un an de bohéme, Pagani rentre en Italie. et travaille avec son père. Le jeune homme fait du maoisme comme Monsieur Jourdain faisait de la prose : il est bon quelquefois d'allier l'imagination au manuel, et il se souvient de son grand-père libyen, le plus grand ciseleur du pays, gravant des étoiles de David sur les vases et les plateaux d'argent. Mais le père Pagani ne change pas ses bonnes habitudes : au bout du premier mois, c'est la rupture définitìve. Herbert débarque à Milan, dans la maison matertielle, qui restera l'un de ses ports d'attache essentiels. Dix-huit années d'errance et d'angoisse se terminent dans les bras d'une maman dont il se saoule : " Le jour, je fais des dessins pour vivre, la nuit je dors à cóté de ma mère. Je me gorge de ce qui m'a si longtemps manqué. Adolescent pendant 19 ans de ma vie, je découvrais finalement l'enfance ! "

A Milan, Herbert découvre la liberté, et qu'il a envie de chanter ; il rencontre Annaléna Limentani, " son second père ", après Jean Rousselot. De cette rencontre eiatre une Juive apostolique romaine antifasciste et un jeune Méditerranéen réveur et perdu naltra une voix, un style, un ton : la couleur Pagani. Annaléna, boule d'énergie et de chaleur, mamma du show-business transalpin, avait dú fuir dans la campagne italienne pendant les années noires de la Seconde Guerre mondiale. Après la fin de Mussolini, elle travaille dans le cinéma, écrit des scénarios et des dialogues, " assiste " Roberto Rosselli (notamment pour Rome Ville ouverte) et Marc Allégret. Elle s'occupe ensuite d'une agence de placement d'acteurs étrangers en Italie. Quelques années plus tard, éceeurée par la foire aux alouettes d'un cinéma qui nageait alors dans le conformisme abátardi des amants larmoyants, elle devient conscil juridique à l'U.S.-Steel, et se lie par hasard d'amitié avec la mère d'Herbert. L'agnostique d'extréme gauche et le professeur d'hébreu s'entendent à merveille. Quand Annaléna rencontre Herbert, elle devine tout de suite que ce gargon fonctionne comme une fusée sans direction. Patiemment, elle construira avec lui le cap Canaveral.

Herbert : " Le dessin était ma liberté dans l'esclavage. Il devenait fuíte en avant, serpent qui se niord la queue. J'avais envie de dessiner en direct sur le cceur des gens. Me confronter à eux. Me mettre à l'épreuve. Toujours ce fantastique besoin d'étre aimé, ici et maintenant. Je ne dépendais plus de personne et surtout, Annaléna croyait en moi. "

 

C'est la banque de toutes les tendresses

C'est une arme pour tous les combats

Ca réchauffe et !pa donne du courage

Et Ca n'a qu'un slogan: on partage.

A u clair de l'amitié

Le ciel est si beau

Viens boire à l'amitié

Mon ami Pierrot.

 

Un garçon de vingt ans qui ne connaissait pas la musique, qui ne jouait d'aueun instrument, se met au travail. A sa culture italo-française, s'ajoute le back-ground anglo-italien d'Annaléna qui lui fait découvrir les sonnets de Shakespeare, qu'ils traduiront ensemble en italien. Pagani, tout seul, n'aurait pas franchi le Rubicon: Annaléna, politisée, critique, lui procure l'amour de la qualité, le sens de la responsabilità, et lui perrilet de faire d'elle-méme le premier matériau humain de son esprit de contestation. lls décident de s'associa et de diviser l'avenir à parts égales. L'aventure commence.

 

C'était le temps de la mélasse

Et i'écoutais Brel et Ferré

Comme on s'accroche à des bouées

En attendano la. marée basse

 

Pagani traduit et adapte ses dieux : Brel et Ferré d'abord, mais aussi Mouloudji, Barbara et Piaf. Le Plat Pays devient Mia Lombardia. Les Amants d'un lour se métamorphosent en Albergo ad ore, qui sera la chanson maudite de la télévìsion italienne. Annaléna et lui louent un sous-sol et travaillent d'arrache-pied, avec l'aide de Jacques Keriìioal, journaliste frangais qui en - savait beaucoup sur les dernières heures de l'Algérie franqaise et sur l'affaire Mattei, et que Pagani appelle avec affection " le Humphrey Bogart du contre-espionnage journalistique, le Zorro du communisme breton ". lls font le tour des maisons de disques, sans succès. Les robots programmés leur lancent : " C'est de la poésie. " En 1964-1965, l'Italie de la chanson nage encore dans la guimauve. L'intelligentsia de la Péninsule dédaigne cet art " mineur ", oubliant le viel adage sur les rapports des sots métiers et des sottes gens. La canzonetta devient donc le lieu géométrique de tous les mongoliens du sentiment, des débiles de l'amore-cuore-doloré, des tarés du yéyè spaghetti. Difficile de lutter contre la dictature insidieuse du rahat-loukoum.

Il est dur, le petit bruit du refus le soir sur le tourne-disque. Nulleinent découragé, Herbert écrit une lettre de quinze feuillets en Belgique, à Jacques Brel. Celui-ci, divorcé, a changé d'adresse. Son, ex-femme lit la lettre, écoute la bande magnétique qui l'accompagne, et envoie le tout à Rolf Marbot, l'éditeur de Brel, avec un mot très encourageant. Marbot, intéressé à son tour, répercute la mini-cassette à son correspondant italien, l'éditeur Curci. Celui-ci téléphone un soìr à Pagani en lui disant : " J'ai écouté votre bande. Venez me voir demain, nous allons pouvoir travailler ensemble. " Herbert hurle : " Annaléna, ga y est ! " Pour qu'une vocation ítalienne s'épanouisse, il faut donc qu'elle passe par la Belgique et la France. Qui disait que l'Italie n'était plus une colonie culturelle ?

Herbert débute dans un nouveau cabaret de Milan où il chante notaniment ses adaptations de Brel, Ferré et Nougaro. Le lendemain de la première, L'Unita, l'organe du parti communiste italien, titre sur quatre colonnes : " Les émigrants ont finalement leur troubadour: Pagani. " En effet, dans ses chansons originales, Herbert forniule d'eniblée ce qui caractérise son répertoire l'information poétisée. Du joumalisme lyrique. Il parle du réveil pénible au petit matin, du tramway raté, des travailleurs obligés de quitter leur terre, des an-ìours adultérines ; il fait de véritables reportages sur l'Italie de la pauvretè comme sur celle des passions défendues. Annaléina lui a fait comprendre que tout est politique, un verre d'eau et une fleur, une salle des pas perdus et la chapell,e Sixtine. Et ce que dit Herbert parte au cecur des gens qui l'écoutent. Mais l'artiele de L'Unita aura un effet inattendu : le boycott quasi total de la radio et de la télévision officielles. Puisque ce jeune homme est le poulain des communistes, les ondes démocrates-chrétiennes n'ont que faire de ses professione de foi. 111 faudra attendre le succès de Radio Monte-Carlo et la sortie du premier mierosillon de Pagani pour que la RAI entrouvre enfin ses mieros. En 1967 : il était temps !

Le duo d'amour avec Radio Monte-Carlo fut immédiat, explosif, et dure encore. La station programmait des émissions sur ondes moyennes en direction de l'Italie du Nord-Ouest, de Turin à la Sardaigne. L'un des responsables, Nodl Coutisson, débarque à Milan en quéte d'animateurs. Il a entendu parler de Pagani par Antoine, Michel Polnareff, Frangoise Hardy, dont Herbert a adapté les chansons et a suivi les enregistrements en italien. Le dialogue Pagani-Coutisson est bref. " Vous avez déjà travaillé pour la radio ? " " Je n'ai fait que ga toute ma vie. " (11 n'avaít jamais touché à un micro.) " Bien, venez me voir dans deux jours à Monaco. " Sitót dit, sitót débarqué. Pagani se rend aux studios de RMC. Coutisson l'aborde: " Ravi de vous voir, vous tombez à pie, justement notre animatrice est malade, on a un gros pépin, pouvez-vous la remplacer ? " Pagani pálit, Annaléna b18mit, une minute pour récupérer, qu'à cela ne tieinne, apportez-moi des sandwiches et de la bière, on va y aller. Herbert, en direct, déglutit son jambon-beurre, raconte des blagues, annonce les disques, se déchaíne : le standard téléphonique est bientót saturè d'appels enthousiastes. Résultat : une émission hebdomadaire enregistrée en italie et, durant l'été, une émission par jour. Pendant quatre ans, Pagani vivra ainsì au rythme des jingles, des spots et des annonces, des chansons et des hístoires. Seule condition demandée par le chanteur : la diffusion d'un disque à lui, pendant son émission, disque que la radio officielle italienne censurait. Charité bien ordonnée comrnence par sa propre modulation de frèquenee.

 

Boniour la Suisse, la France et l'Angleterre

C'est pour la vie ou c'est pour la saison

Qu'on vous apporte des heures supplémentaires

A laire craquer valises et baluchons. 

Le ciel est gris, et grises les usines

Et grise aussi la téte du patron

Sur les chantiers pareil que dans les mines

Quand on nous voit, on crie " c'est l'invasion ".

 

RMC, étant une station privée, vit aussi de la publicité. La marque de cigarettes Philip Morris voudrait acheter une tranche horaire. Pagani est chargé de négocier le contrat. Il part pour la Suisse avec des maquettes et son paquet de " Nazionali Esportazione " qu'il mettra en évidence sur la table. " Je ne f ume que Qa. " Les responsables sont conquis ; commence, en 1966, " Fumorama ", où la satire, la variété, le spectacle et les idées non reques se donnent libre cours. " La recette ? Tu te souviens du Campus de Michel Lancelot à Europe I ? Voilà, c'était à peu près @a, mais avec le rythnie d'Hellzapoppin. Toutes les radios pirates italienn.es m'ont allégremmcnt pillé depuis. A ma grande joie. " " Fumorama " continue aujourd'hui avec le ménie succès, bien que Herbert n'y participe plus que, par un éditorial au sein de l'émission, " Il teatro di Pagani ".

Il conviendrait ici de demander au chanteur comment il concilie ses préoccupations écologiques, affichées avec la production d'une séquenee radiophonique subventionnée par le tabac nocif. Mettons incontinent le nez de Pagani dans le caca de ses contradictions. Il y en aura d'autres. Réponse d'Herbert : " La cigarette est une pollution individuelle, risultante d'un libre choix. Je n'aurais jamais accepté la publicité de la Montedison, de Péchiney ou d'une ni.arque d'automobiles. Cela dit, c'était ga, ou crever. C'est très beau, très digne, et très inefficace, les marginaux muets. Philip Morris m'a permis de faire une émission écologique. Le Parti communiste italien, lui, a opté pour -la mort de Venise afin de défendre les ouvriers de Mestre et Marghera... Je préfère une annonce qui te permet de parler plutót qu'un parti qui t'oblige à te taire. - Récupération, iège à cons ! C'est toi qui a lanci la formule, non ? "

Outre la radio, Pagani continue d'aller son petit bonhomme de chemín chantant. Ce n'est pas facile. Son adaptation de la chanson de Piaf, Albergo ad ore qui parle d'amoureux commettant " l'amore " dans une chambre d'hótel, est censurée par la radio et la télévision. Elle deviendra pourtant un énoríììc succès commercial, et sera reprise par de grandes vedettes italiennes comme Ornella Vanoni et Gino Paoli. Mais ce qui plait en général, c'est la guimauve ou alors la chanson démago-populaire du stylc : " Je suis un fils du peuple, je suis à gauche, je suis votre alibi prolétarien. " Adriano Celentano excelle dans la chanson en salopette et vareuse. Pagani, entre la demagogie protestataire et la confiture aux mirabelles, marche sur le fil du rasoir. L'establishment boude le jeune poète fou de Brel et de Ferré, qu'écoutent cependant avec enthousiasme les étudiants. Un jour, Herbert apprend le suicide d'un des plus authentiques chanteurs italiens: Luigi Tenco, éliminé du festival de San Remo, victime de la médiocrité au pouvolr. Pour Herbert, c'est un choc: le plus intelligent des auteurs déclarait forfait. En outre, l'Italie semble n'admirer que ce qui vient de l'étranger, de Dylan à Bécaud. Les prophètes ne poussent pas dru à l'ombre des sept collines. Sa décision est vite prise : au lieu de se flinguer, il va prendre un passeport.

 

Viens, mon amour, il faut se dépécher

Viens mon amour, le temps nous est compté

Il faut s'aimer avant le grand naufrage

A vant que Venise

Ne soit qu'un souvenir qui nage.

 

Direction France. li dira à l'un de ses concerts : " Mieux vaut chanter ton soleil sous la pluie des autres, que vivre à l'ombre. Voilà pourquoì je suis ici. " Cela fait six ans que Pagani travaille à se faire une voix au soleil. Et c'est dans le Paris de ses années d'apprentissage, d'amour et d'éclatement, qu'il deviendra un jour Pagani.

 

 

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